Interdiction de Tik Tok aux Etats Unis : prémices de l’affrontement USA-Chine pour la suprématie numérique

Indignation et consternation chez mes enfants. Donald Trump a annoncé son intention d’interdire le réseau social chinois Tik Tok aux Etats Unis. Dans un article du mois de mai consacré à la montée en puissance de l’application Tik Tok, je concluais que TikTok pourrait s’inviter dans la campagne électorale américaine. La réalité a dépassé la fiction. Mais quelle mouche a-t-elle piqué Trump pour qu’il souhaite l’interdiction de Tik Tok? Le réseau social des adolescents compte pourtant plus de 60 millions d’utilisateurs aux USA. Et les chorégraphies de Charli D’Amelio sur Say So de Doja Cat semblent bien inoffensives. Interdiction de Tik Tok ou rachat par Microsoft, Oracle ou Twitter? Décryptage de ce bras de fer sino-américain à plusieurs dizaines de milliards de dollars sur fond de gestion des données personnelles au moment où les GAFA sont sous la pression du congrès américain pour leurs pratiques anti-concurrentielles.

Après l’Inde, l’Amérique de Donald Trump annonce qu’elle a l’intention d’interdire Tik Tok

Vendredi 31 juillet : Donald Trump annonce lors d’un échange avec des journalistes l’interdiction de Tik Tok aux Etats Unis. Le président américain accuse le réseau social d’espionnage au profit de la Chine. TikTok transmettrait les données personnelles de ses utilisateurs américains aux autorités chinoises.

Cette accusation est pour le moins cocasse quand on connaît les pratiques de l’état américain et des GAFA en la matière. Le Cloud Act de 2018 permet notamment aux instances de justice américaines de contraindre les fournisseurs de services établis aux États-Unis à fournir les datas des citoyens et résidents US, stockées sur des serveurs aux États-Unis mais aussi à l’étranger.

ByteDance la maison mère de Tik Tok nie ces accusations. Et elle cherche depuis des mois à donner des gages. Les serveurs de Tik Tok sont complètement séparés de son équivalent chinois Douyin et les données des utilisateurs de Tik Tok ne sont pas stockées en Chine. L’entreprise a même nommé PDG de Tik Tok au printemps un américain Kevin Mayer ancien de Disney notamment afin d’apaiser la tension avec l’administration américaine.

Mais cela semble insuffisant. La CFIUS (Committee on Foreign Investment in the United States), la commission chargée de la supervision des investissements étrangers aux Etats Unis ayant un impact sur la sécurité nationale, a ouvert une enquête sur le rachat de l’application Musical.ly qui a donné naissance à TikTok. Elle pourrait notamment estimer que ByteDance ne serait pas en mesure de résister à d’éventuelles pressions du gouvernement chinois si ce dernier exigeait le transfert des données personnelles collectées sur Tik Tok.

L’administration Trump peut-elle vraiment décider de l’interdiction de Tik Tok?

Tout cela se terminera-t-il par une interdiction de Tik Tok. Probablement pas. Cela semblerait surréaliste au pays de la liberté d’expression. Donald Trump n’est-il pas en train de bluffer? Pas complètement. Il dispose en effet de plusieurs approches juridiques pour parvenir à ses fins comme l’explique cet article du site The Verge.

Si il estime la sécurité nationale des USA menacée, le CFIUS peut contraindre ByteDance à vendre les activités américaines de Tik Tok. Un autre moyen serait pour l’administration Trump d’utiliser la méthode « Huawei ». ByteDance rejoindrait Huawei sur la liste noire des entreprises avec lesquelles les compagnies américaines n’ont plus le droit de faire du business. TikTok disparaîtrait alors de l’Appstore et de Google Play. Il deviendrait impossible de télécharger l’application : une condamnation à une mort lente.

Malgré cet arsenal juridique, jamais les Etats Unis n’ont jamais interdit une application ayant une telle popularité. Cette grande première ne serait pas sans rappeler les tristes heures de l’Union Soviétique ou les pratiques de censure du gouvernement chinois. Au cours d’une année électorale, Trump peut-il se permettre de se mettre à dos les 60 millions d’américains utilisateurs actifs du réseau?

L’interdiction de Tik Tok : retour de bâton suite au fiasco du meeting de Tulsa?

Comme souvent lorsqu’il prend une décision, Donald Trump sert également ses intérêts propres. Bien que largement apolitique, le réseau Tik Tok fut ces derniers mois régulièrement un foyer d’opposition à son administration. Les utilisateurs de Tik Tok sont notamment en partie à l’origine du fiasco du meeting de campagne de Tulsa Oklahoma fin juin qui devait relancer la campagne du président américain.

L’équipe de campagne de Trump avait annoncé triomphalement attendre 1 million de personnes pour ce rendez-vous. Des écrans géants avaient installés en dehors du stade pour accueillir la foule en délire. A la surprise générale, c’est devant des gradins largement vides que s’est exprimé Trump. Une communauté de jeunes TikTokers fans de K-pop s’était en effet donnée le mot pour réserver massivement des places pour le meeting. Ils ne s’y sont bien sûr pas présentés.

Difficile de mesurer l’impact de ces « trolls » sur la fréquentation du meeting de Tulsa. Cet échec a en tout cas coûté son poste à Brad Parscale le directeur de campagne du président américain. On peut se demander si là n’est pas la vraie raison du courroux de Trump contre le réseau social chinois.

Des réactions amusées des utilisateurs de Tik Tok qui n’y croient pas vraiment

Les réactions des utilisateurs de Tik Tok à une éventuelle interdiction se sont bien sûr multipliées sur le réseau en musique et avec un humour bon enfant. En voici une compilation. Cet influenceur, privé de son réseau social, se voit contraint de devenir serveur chez Mc Do m’a bien fait rigoler.

@nickaustinn

bye tiktok

♬ original sound – Nick Austin

Globalement la communauté tourne en dérision cette interdiction et on voit bien qu’elle n’y croit pas vraiment. Trump en prend pour son grade avec des imitations croustillantes et le lancement du hashtag #bantrump.

Microsoft en chevalier blanc : le début du duel géopolitique USA Chine pour le leadership numérique

Microsoft s’est finalement positionné pour un rachat des activités américaines de Tik Tok. Alors comme souvent, Donald Trump a fait volte-face. Suite à un échange avec le PDG de Microsoft Satya Nadella, il a donné à TikTok jusqu’au 15 septembre pour conclure « un deal » avec une entreprise américaine.

Pour rendre cette date du 15 septembre tangible, Trump a choisi la méthode Huawei. Il a publié début août 2 décrets interdisant « toute transaction par toute personne ou concernant tout bien, soumis à la juridiction des États-Unis avec ByteDance et avec  WeChat » dans 45 jours. WeChat la messagerie instantanée filiale du groupe Tencent massivement utilisée par les chinois rejoint donc TikTok parmi les bannis.

Donald Trump, avec sa prise de position, fait un beau cadeau à la firme de Redmond. ByteDance négocie avec un pistolet sur la tempe. Sans accord le carrosse Tik Tok, dont on dit qu’il vaudrait 50 milliards de dollars, se transformera en citrouille. En businessman, Trump a d’ailleurs réclamé que l’état américain touche un pourcentage du deal si celui-ci devait avoir lieu. Hallucinant!!! Les chinois sont furieux. Le porte-parole international du gouvernement chinois a accusé les États-Unis de «vol», décrivant le dossier TikTok comme un acte «d’intimidation».

Au nom soi-disant de la sécurité nationale, on peut dans cette affaire parler de véritable impérialisme économique. Les USA montrent qu’ils sont prêts à aller loin dans le rapport de force pour préserver leur leadership numérique. Les GAFAM  n’ont jamais été apatrides. Le communiqué de presse de Microsoft est à ce sujet est particulièrement éloquent.« Microsoft appreciates the U.S. Government’s and President Trump’s personal involvement as it continues to develop strong security protections for the country. » 

L’audition musclée des PDG des GAFA au congrès : menace d’actions antitrusts pour les géants du numérique?

Cette affaire Tik Tok intervient paradoxalement à un moment où le congrès auditionnait le 30 juillet pour la 1ère fois dans une même journée les 4 PDG des GAFA (Sundar Pichai pour Google, Tim Cook pour Apple, Marc Zuckerberg pour Facebook et Jeff Bezos pour Amazon). Cette audition avait pour objet de les confronter aux éventuelles pratiques monopolistiques et anticoncurrentielles de leurs entreprises.

Pendant ces 6 heures d’audition, les patrons des leaders du numérique américain ont dû faire face à un interrogatoire particulièrement musclé de la part des représentants démocrates comme républicains. «Nos fondateurs ne se prosternaient pas devant un roi. Nous ne devons pas non plus nous incliner devant les empereurs de l’économie en ligne. », a déclaré le représentant David Cicilline qui présidait cette audition.

Pour mener leur audition, les représentants particulièrement bien renseignés s’appuyaient sur des millions de documents et des heures d’entretien. Et tout y est passé : du respect de la vie privée par les GAFA à leur responsabilité dans la diffusion de fausses informations sur les réseaux sociaux en passant par les échanges de mail entre cadres de Facebook soutenant le rachat d’Instagram « pour neutraliser un concurrent » ou encore l’utilisation potentiellement abusive par Amazon des datas des vendeurs tiers.

Le dilemme américain : limiter le pouvoir des GAFA ou les renforcer face à la Chine

Les patrons des GAFA ont trouvé assez naturellement trouvé une ligne de défense commune. En les affaiblissant au nom de la protection du consommateur américain, les Etats Unis feraient le jeu de la Chine et de ses BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi). Marc Zuckerberg déclarait ainsi : « Il n’y a pas de garanties que nos valeurs vont gagner. La Chine, par exemple, construit sa propre version d’Internet sur des idées très différentes et exporte cette vision dans d’autres pays ». En voulant interdire Tik Tok paradoxalement, les Etats Unis renforcent la vision chinoise d’un Internet sous contrôle des états.

Nous Européens assistons en spectateurs impuissants à ce duel pour le leadership numérique entre Etats Unis et Chine. L’attitude des américains dans le dossier Tik Tok montre leur détermination sur ce sujet. Le chemin européen vers la souveraineté numérique sera particulièrement pentu.

Mise à jour du 23/08/2020 : TikTok décide de poursuivre en justice le gouvernement américain et Oracle rentre dans la danse

TikTok contre-attaque. Et comme bien souvent aux Etats Unis, la bataille va également se mener sur le terrain judiciaire. « Pour garantir que le droit est respecté et que notre entreprise et nos utilisateurs sont traités équitablement, nous n’avons pas d’autre choix que de contester le décret par le biais du système judiciaire » .

Comme l’explique le site de la radiopublique npr, le décret présidentiel (executive order) aurait été écrit dans une relative précipitation. Appliqué à la lettre, il empêcherait TikTok de pouvoir payer ses quelques 1000 employés américains ou encore d’être représenté par des avocats américains. Autant d’angles d’attaque que ne manqueront d’utiliser les avocats de la plate-forme chinoise.

Dans le même temps, la course au rachat de TikTok se poursuit. Donald Trump a accepté de prolonger au 12 novembre le délai pour boucler les négociations. Après Microsoft associé à Walmart et Twitter, c’est au tour d’Oracle de montrer son intérêt pour un rachat de TikTok. Un choix soutenu par Donald Trump qui a déclaré « Je pense qu’Oracle est une super entreprise et son propriétaire Larry Ellison est un gars formidable. Je pense qu’Oracle pourrait certainement bien gérer le rachat de TikTok.» . Larry Ellison est un soutien de Donald Trump et a même organisé en début d’année une collecte de fonds pour la campagne présidentielle.

Mise à jour du 27/08/2020 : le PDG de TikTok Kevin Mayer venu de chez Disney démissionne

Nouveau rebondissement dans le feuilleton de l’interdiction possible de Tik Tok aux Etats Unis. Le PDG de TikTok Kevin Mayer débauché chez Disney par le réseau social chinois a annoncé sa démission.

Il sera resté moins de 100 jours à la tête de l’entreprise. Kevin Mayer avait rejoint TikTok pour développer l’entreprise. Il s’est retrouvé pris au milieu d’un combat géopolitique géant entre Etats Unis et Chine avec l’exigence de l’administration Trump de vendre la société. « I didn’t sign up for this », « je n’avais pas signé pour cela » a-t-il déclaré. La pression était sans doute trop forte. Vanessa Pappas actuelle Directrice Générale assurera l’interim.

Mise à jour du 14/09/2020 : ByteDance rejette l’offre de Microsoft pour racheter TikTok

Le feuilleton continue. Microsoft semblait favori pour le rachat de Tik Tok menacé d’interdiction aux USA. Mais ByteDance le propriétaire de TikTok en a décidé autrement en refusant l’offre de Microsoft. Microsoft vient de l’annoncer dans un communiqué. L’alliance avec Walmart n’aura pas suffi. C’est désormais Oracle qui semble tenir la corde mais un partenariat technique semble plus d’actualité qu’un rachat intégral.

Entre temps, le ministère chinois du Commerce (MOFCOM) a compliqué la donne en ajoutant 23 technologies de pointe faisant l’objet de restriction à l’exportation dont les algorithmes d’intelligence artificielle. TikTok est concerné par l’évolution de ces règles et aurait donc besoin de l’aval de Pékin pour revendre ses activités américaines. Microsoft risquait donc de racheter une coquille vide

En attendant, le compte à rebours continue. Si aucun accord n’est conclu d’ici le 20 septembre, TikTok pourrait être contraint de fermer aux Etats Unis. A suivre.

Épilogue 15/09/2020? : l’affaire Tik Tok se terminera par une vraie fausse vente à Oracle… à moins que…

C’est finalement Oracle qui a conclu un accord avec ByteDance concernant les activités américaines de TikTok. Larry Ellison le milliardaire proche de Donald Trump apparaît donc comme le grand gagnant dans cette affaire. Mais Oracle ne rachètera pas TikTok. ByteDance parle de « partenariat de confiance » avec l’éditeur de logiciel sans doute autour de l’hébergement des données de TikTok dans le cloud d’Oracle. 

Donald Trump en pleine campagne électorale va sans doute parader et expliquer qu’il est un extraordinaire « deal maker ». Mieux valait un accord qu’une guerre totale autour de TikTok aux conséquences imprévisibles. Avec cet accord, Donald Trump sauve la face. Mais si c’était en fait le gouvernement chinois qui sortait renforcé de cette affaire? Il a montré qu’il était capable de résister au bras de fer imposé par les américains en manœuvrant habilement. En se lançant dans cette bataille hasardeuse, Trump aura donc avant tout fait un beau cadeau à son ami milliardaire Larry Ellison

Mise à jour du 20/09/2020 : l’interdiction de télécharger Tik Tok sur Appstore et Google Play Store décalée au 27 septembre, accord en vue avec Oracle et Walmart

Comme dans les meilleurs feuilletons, le suspense est à son comble avant le dénouement. Hier, faute d’accord définitif, les autorités américaines confirmaient que les Américains ne pourraient plus télécharger TikTok et WeChat  depuis leurs téléphones Apple et Androïd à partir du 20 septembre minuit.

Et puis aujourd’hui nouveau rebondissement. ByteDance a annoncé les contours d’un accord avec Oracle qui serait partenaire technique et Walmart partenaire commercialSelon un communiqué publié par Oracle et Walmart, Oracle hébergerait dans son cloud les données des internautes américains et serait en charge de la sécurité informatique. Quant à Walmart, il apportera ses services de ventes en ligne à la nouvelle société.

Oracle pourrait racheter 12.5% de TikTok et Walmart 7.5% avant une introduction à la bourse de New York prévue d’ici un an. La nouvelle société TikTok International ainsi créée sera basée aux Etats Unis et les américains disposeront d’une majorité du capital. Oracle et Walmart indiquent qu’elle pourrait créer 25.000 emplois aux Etats Unis.

Donald Trump en pleine campagne électorale a indiqué son soutien à cet accord et comme prévu a commencé à parader. L’administration américaine a du coup décalé d’une semaine au 27 septembre l’exigence de retrait de TikTok de l’Appstore et du Google Play Store. Cela laisse aux parties une semaine pour finaliser leur accord. Le spectre d’une interdiction de TikTok avec une date butoir au 12 novembre semble donc s’éloigner.

Mise à jour du 28/12/2020 : victoire judiciaire pour TikTok, l’administration Trump fait appel

Avec l’élection présidentielle, on avait presque oublié l’affaire TikTok. La date butoir de début décembre pour un accord entre Tik Tok et Oracle a été dépassée. Les négociations trainent en longueur. Et pourtant le réseau social continue son activité. Le juge Carl Nichols d’un tribunal de Washington a en effet suspendu un décret de l’administration Trump visant à bannir sur le sol américain TikTok, qu’il a jugé « arbitraire et capricieuse ».

Le gouvernement américain a décidé fin décembre de faire appel. Les chinois de ByteDance jouent désormais la montre en attendant l’arrivée au pouvoir de l’administration Biden. La nouvelle administration laissera-t-elle tomber l’affaire ou au contraire décidera-t-elle de poursuivre le bras de fer. L’affaire ne connaîtra en tout cas pas son dénouement en 2020.

Mise à jour du 15/02/2021 : Oracle finalement ne rachètera pas Tik Tok

Comme dans les bonnes séries, un dernier rebondissement aura mis fin au feuilleton. Donald Trump battu, l’administration Biden n’a pas souhaité reprendre ce combat. Oracle ne rachètera donc pas TikTok. Pour enterrer le dossier, les démocrates ont choisi une technique bien française en réalisant une étude plus globale déclarant « nous avons l’intention de développer une approche globale pour sécuriser les données américaines, qui répond à toute la gamme des menaces auxquelles nous sommes confrontées. Cela inclut le risque posé par les applications chinoises ».

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