Rupture de stock et pénurie de matières premières : nouveau variant de l’épidémie

Mars 2021, nous avons tous encore en tête les images du porte-conteneurs géant Ever Given bloquant le canal de Suez et 10% du commerce mondial,  comme une allégorie de la mondialisation qui va de travers! Après les masques en 2020, la supply chain (chaîne logistique) mondiale connaît des ratés. Retard de production des vaccins Astra Zeneca, arrêt de l’usine Stellantis (ex PSA) de Sochaux faute de composants électroniques, rupture mondiale de la console de jeux PS5, pénurie de matériaux dans le bâtiment ou de vélos, difficultés d’approvisionnement dans la pétrochimie suite à une vague de froid au Texas, les exemples de rupture de stock se multiplient. Décryptage de cette tension sur les matières premières qui nous réservera quelques mauvaises surprises dans les semaines à venir et pourrait rendre chaotique le redémarrage post-Covid.

Le transport maritime poumon de la mondialisation

20.388 EVP (équivalent 20 pieds) soit plus de 10.000 remorques de poids lourds, c’est la contenance de l’Ever Given. Je connaissais les porte-containers mais la course au gigantisme de ces bateaux, maillons essentiels de la mondialisation, m’avait échappé. Le transport maritime représente 90% du commerce mondial en volume et 80% en valeur. Le volume transporté a été multiplié par 4 depuis 30 ans.

Il faut dire que, jusqu’à présent, le transport maritime n’était pas cher. Il fallait compter 2500$ pour un container de 40 pieds entre la Chine et l’Europe. Par exemple, un téléviseur d’une valeur de 700€ coûtait 10€ à transporter en bateau. Produire à l’autre bout du monde devenait ainsi compétitif. Avec le développement des navires géant, le prix du fret maritime avait été divisé par 2 entre 2010 et 2020. 

Embouteillage dans les ports, pénurie de bateaux et explosion du prix du fret maritime

Mais le Covid a tout bouleversé. Avec l’épidémie, bateaux et containers se sont retrouvés bloqués dans les ports. Pendant le confinement, les compagnies maritimes ont fortement réduit leur activité, supprimant 25% de leurs rotations au départ de l’Asie. Elles n’ont pas anticipé un redémarrage aussi fort dès l’été dernier. Dans un marché oligopolistique, elles ont privilégié l’augmentation des prix. Le prix d’un container au départ de la Chine est passé de 2.500$ à 10.000$ en quelques mois et les délais ont explosé : 4 à 6 semaines en temps normal, 10 à 25 semaines en ce moment.

Résultat Walter Schalka le patron de l’entreprise brésilienne Suzano le plus grand producteur mondial de pâte à papier alertait fin mars sur les risques de pénurie mondiale de papier toilette faute de cargos pour les transporter. Info ou coup de communication, l’avenir le dira. Une explosion du prix du fret maritime rend en tout cas peu pertinent de fabriquer un produit aussi volumineux et peu cher que le papier toilette à l’autre bout du monde.

Boom brutal et rupture de stock sur les marchés des semi-conducteurs et du vélo

Autre conséquence du Covid, certains marchés ont explosé provoquant des déséquilibres. C’est le cas du marché des semi-conducteurs. Fin mars, l’usine Stellantis de Sochaux se retrouve à l’arrêt manquant de puces et de composants électroniques. C’est la deuxième fois depuis début 2021.

Avec le confinement, la planète entière s’est mise à acheter ordinateurs, consoles, smartphones quand le marché automobile chutait. TSMC le taïwanais leader mondial des semi-conducteurs (avec près de 30% de part de marché) s’est naturellement orienté vers ces marchés plus rémunérateurs. Et malgré des usines tournant à plein régime, TSMC n’arrive pas à répondre à la demande. Le fabricant ne prévoit pas de retour à la normale avant 2023.

La nouvelle console PS5 de Sony fait aussi les frais de cette pénurie de semi-conducteurs. Elle est en rupture de stock mondiale…depuis son lancement au mois de novembre. 

Même phénomène sur le marché du vélo. Vélos d’appartement, vélos électriques, le marché du cycle post-confinement a lui aussi été ultra-dynamique. Des magasins de cycles spécialisés aux grandes surfaces comme Décathlon, les ruptures de stock s’y multiplient. Des fabricants de pièces clés aux usines saturées comme le célèbre fabricant japonais de dérailleurs Shimano font la pluie et le beau temps sur le marché. Matthieu Brunet PDG de Zéfal leader français des accessoires (ami et fidèle lecteur d’Etonnante Epoque) pour vélo témoignait la semaine dernière dans les Echos des difficultés d’approvisionnement de son entreprise.

L’effet papillon, un incident à un endroit et la planète s’enrhume : la neige au Texas provoque pénurie et rupture de stock dans la pétrochimie

Dans ce contexte tendu, le moindre incident peut faire tout basculer. C’est ce qui arrive dans le domaine de la pétrochimie. Le secteur était en tension depuis la fin du confinement.

La demande avait redémarré plus vite que les usines à partir de septembre. Les grands froids au Texas auront été la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Ils ont provoqué des pannes de courant à grande échelle qui ont paralysé les usines du plus grand complexe pétrochimique au monde dans le Golfe du Mexique.

Polyéthylène, polypropylène, polystyrène, les prix de ces matières premières flambent et les délais se rallongent. Dans la Plastics Valley de l’Ain après avoir consommé les stocks de sécurité, on craint désormais la pénurie.

Sur le marché du bâtiment, les chantiers menacés d’arrêt faute de matériaux?

Un secteur semble cumuler toutes ces difficultés, c’est le secteur du bâtiment. La reprise y a été vive après le confinement, portée par les envies de rénovation des français.

Mais c’est aujourd’hui l’approvisionnement des matériaux qui pose problème. Bois de construction, acier, plastiques, peinture, plaques de plâtre, polyuréthane, polystyrène…, les délais et les prix des matériaux de construction s’envolent.

Olivier Salleron le président de la FFB alertait à ce sujet lors d’une conférence de presse le 23 mars : « D’abord observé sur les produits acier et cuivre, puis sur le bois de construction et les autres métaux non ferreux, le mouvement gagne plus récemment les plastiques, le polyuréthane et le polystyrène. Il n’est plus rare de recevoir des annonces à +30 %, voire plus encore, sur les produits bâtiment.[…] Pour certains produits bois, PVC ou polyuréthane, cela se double de difficultés d’approvisionnement, donc de réalisation de chantier. »

Le cas du bois de construction est intéressant. Ce matériau a le vent en poupe avec le mouvement vers des bâtiments plus durables. Les fournisseurs n’ont jamais reconstitué les stocks de sciage non réalisés durant le confinement. A cela est venu s’ajouter la décision de Donald Trump de taxer massivement le bois de construction canadien. Du coup, les Américains s’approvisionnent en Europe provoquant explosion des prix et des délais sur le bois scandinave. « Les États-Unis n’achètent plus le bois canadien à cause de Trump. Ils prennent le nôtre en l’achetant deux fois plus cher que nous. On ne peut pas rivaliser. » confirme Olivier Salleron.

Même phénomène pour l’acier dont les prix sont passés brutalement de 500 à 900€ la tonne. La reprise vigoureuse de la consommation d’acier en Chine et aux Etats Unis a provoqué un déséquilibre entre l’offre et la demande quand il faut plusieurs mois pour redémarrer un haut fourneau.

Le « bullwhip effect » amplificateur de crise ou pourquoi l’épidémie de rupture de stock va probablement durer

 

Aujourd’hui, les usines chinoises se sont remises à tourner. Les armateurs vont de nouveau augmenter les affrêtements. Mais pourtant cette crise risque de durer à cause d’un phénomène bien connu des experts en logistique et supply chain « le bullwhip effect » (bullwhip comme le long fouet lasso du cow-boy)

C’est aussi un grand classique des séminaires de management. Vous y êtes généralement un brasseur de bière (ambiance séminaire oblige) qui vend ses produits à des grossistes, qui eux-mêmes les revendent à des distributeurs, qui les commercialisent auprès du grand public. La demande finale évolue avec la météo. On constate alors qu’un petit écart en bout de chaîne à la hausse ou à la baisse provoque d’énormes fluctuations dans les commandes reçues par le brasseur.

En cas de rupture de stock ou de menace de pénurie, chaque maillon de la chaîne va bien sûr chercher à se couvrir. C’est l’effet « PQ » ou paquets de pâtes vécu au début du confinement répliqué et amplifié à chaque maillon de la chaîne. A cause du bullwhip effect, la pénurie s’auto-entretient.

Les ruptures de stock vont persister le temps que chaque maillon de la chaîne retrouve successivement la sérénité. Cela risque donc de durer. C’est d’ailleurs ce que confirme la secrétaire d’état chargée de l’industrie Agnès Pannier-Runacher qui prévoit un retour à la normale au plus tôt cet été voire en fin d’année suivant les produits.

Une opportunité pour réindustrialiser l’Europe ?

Cette épidémie de rupture de stock montre les limites et les fragilités du système actuel de délocalisation pour produire à l’autre bout du monde. Le fret maritime (même s’il est moins polluant en émission de CO2 par km parcouru que le fret routier) représente d’ailleurs 3.6% des émissions de gaz à effet de serre de l’UE soit autant que le tant décrié secteur aérien. Il pousse à des folies comme l’ouverture par la Russie aux porte-conteneurs de la route de l’Arctique.

A un moment où les tensions commerciales s’exacerbent (comme l’illustre notre article sur le boycott de H&M en Chine autour de l’affaire du travail forcé des Ouïghours), j’aimerais y voir une opportunité pour réindustrialiser l’Europe.

Mais la mondialisation est robuste comme les coques des cargos. Et sans changement des règles du jeu, le monde d’après risque de ressembler à celui d’avant. Après un retour à la normale, les acteurs économiques ont souvent la mémoire courte.

Alors comment rendre le made in France ou made in Europe plus compétitif? L’Union Européenne ira-t-elle au bout de son indispensable projet de taxe carbone aux frontières de l’Europe? Affaire à suivre!!!

 

Commentaires (2)
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  • WILLIAMSON

    Très intéressant en effet, ce qu’il faut observer très finement c’est la position de la Chine qui finance aujourd’hui largement sa logistique, élément clé de son expansionnisme. Quand vous travaillez avec une entreprise chinoise, elle vous propose désormais de gérer le transport à des prix incroyablement bas… c’est l’Etat chinois qui finance… Saurons-nous nous réveiller ?

    • Ban500

      La technique du dumping pour conquérir un marché. On l’a déjà vu à l’œuvre notamment dans les panneaux solaires. L’industrie européenne ne s’en est pas relevée.