Généralisation du télétravail : opportunités et menaces

Dans notre précédent article sur le télétravail et sa généralisation chez Peugeot, je vous faisais part de mon relatif enthousiasme pour cette évolution en cours vers plus de télétravail. J’en anticipais les conséquences potentiellement vertigineuses mais essentiellement vertueuses en termes d’organisation de nos villes, de nos déplacements et de bilan carbone. Cet article a suscité de nombreuses réactions soulignant la nécessité d‘accompagnement managérial de ce mouvement et les risques psycho-sociaux du tout-télétravail. Dans ce nouvel article, j’ai donc cherché à creuser dans quelles conditions le travail à distance fonctionne et ne fonctionne pas.

« Je m’interroge sur le bien être être du collaborateur face à son isolement. Je m’interroge sur les conséquences sanitaires sur la sédentarisation, il va être question de manager différemment et c’est sans doute une chance. Un changement aussi radical doit être accompagné s’il est souhaitable. Mais quand on voit les si fortes résistances au changement au quotidien il y a de quoi être inquiet. Tout le monde n’a pas chez soi un environnement propice au travail, est-ce que les familles continueront de placer leurs enfants en crèches ? »  commentait Valéry Challier suite à mon dernier article. 

Une forte approbation : 73% des télétravailleurs du confinement souhaitent continuer à télétravailler dans « le monde d’après »

Le groupe mutualiste Malakoff Humanis a réalisé début mai son baromètre annuel sur le télétravail. Il y dresse un bilanchiffré de l’expérience du télétravail vécue par les Français pendant le confinement.

39% des salariés du secteur privé ont expérimenté le télétravail lors du confinement. Pour la moitié d’entre eux c’était une première. Une très large majorité 73% (dont 58% des nouveaux télétravailleurs) souhaite demander à continuer à pratiquer le télétravail après le confinement. 71% des télétravailleurs apprécient notamment la souplesse et la flexibilité apportées par cette pratique. L’approbation de cette nouvelle forme de travail est donc massive.

Mais tout n’est pas rose malgré tout. 30% des télétravailleurs confinés estiment que leur santé psychologique s’est dégradée avec notamment des difficultés à articuler temps de vie professionnel et personnel. 25% estiment que leur santé physique s’est dégradée. Cela montre bien que nous ne sommes pas égaux face au télétravail. Certains adorent, d’autres ne supportent pas d’être coupés de la convivialité de la machine à café et de la cantine.

Le tout-télétravail ne fonctionne pas : l’exemple d’IBM

La tentation du télétravail n’est pas nouvelle dans les entreprises. L’idée séduit aisément les cost-killers. Le pionnier en la matière fut IBM poussant pendant près de 20 ans à la généralisation du télétravail avant de revenir en arrière.

En 2009, l’entreprise indiquait que 40% de ses 386.000 employés travaillaient à distance. Cette politique avait permis la vente d’immeubles de bureau ayant rapporté à l’entreprise près de 2 milliards de dollars. L’entreprise faisait figure de modèle et pendant des années se félicitait de l’engagement et de la productivité de ses télétravailleurs.

Pourtant en 2017, IBM décide brusquement de faire machine arrière. Les dirigeants d’IBM font le constat que le télétravail a certes permis d’accroître la productivité mais qu’il a fini par scléroser l’innovation qui naît des interactions physiques entre les personnes de l’entreprise. Dans un secteur comme le numérique, l’innovation prime sur la productivité. Dans la bataille pour l’innovation, IBM a perdu face aux GAFAM. Pour se relancer, IBM décide alors de remettre massivement ses employés dans des bureaux. Comment s’explique cet échec d’IBM et quelles leçons en tirer?

Télétravail : ce qui est « télérobuste », ce qui est « téléfragile »

Dans cette vidéo que j’ai trouvée très intéressante, le professeur de stratégie à HEC Olivier Sibony effectue une distinction entre ce qui est « télérobuste » et ce qui est « téléfragile » et qui montre bien les limites du tout télétravail.

Selon Olivier Sibony, du côté du télérobuste, tout ce qui est formalisé, tout ce qui relève de « l’exploitation ». « L’exécution des projets existants se passe bien voire mieux » avec à la clé des gains de productivité substantiels. Du côté du téléfragile, on retrouve l’invention de nouvelles activités, de l’évolution des organisations, des nouveaux liens sociaux, bref tout ce qui relève de « l’exploration ».

Olivier Sibony met ainsi en garde sur la généralisation du télétravail. Au nom d’une logique de productivité à court terme privilégiant l’exploitation, le tout télétravail conduirait à moyen terme à un véritable risque de délitement du tissu social de l’entreprise.

On retrouve bien là les écueils auxquels s’est heurté IBM et qui l’ont conduit à mettre fin au télétravail généralisé. C’est d’ailleurs pour cela que les GAFAM et en particulier Google étaient jusqu’à présent très réticents au développement du travail à distance. Mais avec la crise du Covid, cela est en train de changer. Marc Zuckerberg a annoncé à grand renfort de communication dans les médias la volonté de Facebook de prendre le virage du travail à distance. Il est très instructif de comprendre les raisons de ce revirement.

La vision du télétravail de Marc Zuckerberg : passionnante ou inquiétante?

Marc Zuckerberg l’a clairement annoncé : Facebook va se mettre au télétravail et vise 50% de ses employés d’ici 5 à 10 ans. Comme souvent, les motivations pour ce mouvement ont été peu reprises par les médias. Je vous en propose un résumé issu de cette interview donnée au site américain the Verge

Zuckerberg fait le constat que 40% des salariés actuels de Facebook selon une enquête interne se disent « très intéressés » ou « intéressés » par le travail à distance. Le Covid aura fait bouger les lignes comme nous l’évoquions au début de l’article. Mais ses principales motivations sont ailleurs.

Facebook veut que ses employés vivent l’expérience du travail à distance comme ses clients

Il met ensuite en avant l’expérience client au service du développement de son business. Facebook entend être un leader dans le domaine des services facilitant le télétravail, un sérieux concurrent de Zoom ou Microsoft Teams et travaille activement sur des solutions de réalité virtuelle (VR) et réalité augmentée (AR) qui permettront de rendre plus fluide le travail à distance.

Les employés de Facebook vivront eux-mêmes cette expérience du télétravail. Ils devraient donc être plus créatifs et innovants pour développer les solutions de la firme « I think it will help us advance some of the future technology we’re working on around remote presence, because we’re just going to be using it constantly ourselves. » Cela rejoint l’ambition de Zoom dont le PDG a pour objectif de « rendre sa technologie de communications en vidéo meilleures que les interactions en face à face »

Le télétravail pour attirer des talents du monde entier

Il met ensuite une deuxième raison qui doit nous faire réfléchir : attirer de manière plus large les talents. Le télétravail permet de s’affranchir de la contrainte géographique de se trouver à proximité des bureaux de l’entreprise. Facebook pourra ainsi mettre en concurrence les compétences du monde entier pour ses recrutements. Il s’inscrirait dans une sorte de marché mondial de l’emploi. Dans une industrie du numérique qui utilise déjà largement la sous-traitance notamment en Inde, cette nouvelle étape de la mondialisation interpelle!!!

Le télétravail inadapté aux jeunes diplômés

Marc Zuckerberg met cependant une limite au télétravail. Facebook emploie de nombreux jeunes diplômés et pour eux pas question de télétravail. « Les jeunes diplômés n’ont jamais travaillé dans une entreprise auparavant et doivent apprendre à travailler dans une entreprise. [….] Nous prévoyons donc d’exiger que de nouveaux diplômés du Collège viennent au bureau pour la formation »

Au delà de l’effet d’annonce, finalement une approche par petits pas

L’annonce du mouvement de Facebook vers le télétravail a eu un retentissement important. Mais on voit bien en rentrant dans le détail des propos de Marc Zuckerberg qu’il a décidé d’y aller… mais prudemment. Il est trop conscient de la « téléfragilité » de l’innovation. Son horizon de temps : 5 à 10 ans autant dire une éternité pour Facebook… le temps que la technologie évolue ou de revenir en arrière.

Au final, je persiste à considérer comme vertueux le mouvement vers plus de télétravail. Mais il ressort des expériences déjà menées que c’est un mouvement à manier avec précaution. Le tout télétravail a de véritables effets pervers à moyen terme. Ce sont les systèmes mixtes qui peuvent fonctionner. Dans un système mixte travail à distance / travail au bureau, les journées au bureau sont complètement à réinventer. Un beau défi managérial!

Cet article sur le télétravail vous a intéressé. Vous souhaitez aller plus loin. Découvrez les articles suivants d’Étonnante Époque

 

Mise à jour du 02/05/2021 : passionnante étude de Microsoft sur le bilan du télétravail un an après

Microsoft vient de publier une étude réalisée auprès de 30.000 travailleurs dans le monde. L’entreprise grâce à sa fameuse application Teams et son réseau social Linkedin dispose d’une position d’observateur privilégié.

Ses conclusions sont instructives et confirment largement avantages et inconvénients pressentis dans notre article :

  1. le télétravail est fait pour durer : 73% des employés pouvoir continuer à télétravailler au moins en partie dans la durée. 66% des managers indiquent qu’ils sont en train de redesigner leurs locaux pour les adapter au télétravail
  2. le télétravail provoque une déconnexion entre les managers et les employés : c’est un fait très frappant. Les dirigeants sont globalement en pleine forme quand les fameuses premières lignes souffrent. Selon l’étude, les 2 populations ne se croisent plus physiquement à la cantine ou à la machine à café. Il n’y a donc plus de corde de rappel pour les patrons et un risque de déconnexion et de fracture accrue au sein des entreprises. Les célibataires et les jeunes sont particulièrement déprimés
  3. une forte productivité cache une main d’œuvre épuisée : si les employés estiment que leur productivité n’a pas baissé, une lassitude générale s’est installée. C’est le ras-le-bol des Teams, Zoom et autre Google Meet. La réunionite a repris ses droits. La durée moyenne des réunions sur Teams a augmenté de 35 à 45 minutes. Le temps passé en réunion Teams continue à croître inexorablement semaine après semaine

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